2015
Ceci n’est pas un tableau.
Ne nous laissons pas tromper par la ressemblance d’une oeuvre de l’artiste japonais Takahisa
Kamiya (né à Tokyo en 1948) avec un tableau, ce tableau qui serait, pour reprendre Maurice Denis,
« essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées »1. Il y a
bien l’ordre, la couleur (réduite le plus souvent à la gamme des noirs, des blancs et des gris). Il y a
même la géométrie familière et l’épaisseur du châssis orthogonal, la disposition frontale au mur.
Mais déjà, la surface est loin d’être plane. Elle est creusée, bombée, augmentée, parfois striée.
Ensuite, il faut aller dans l’atelier de Kamiya, à Palaiseau, dans la banlieue parisienne. Ce n’est pas
vraiment l’atelier d’un peintre. Il y a des plaques de contreplaqué, des rouleaux de plomb, des
pinces, des machines, des outils de soudure, de découpage, une bouteille d’oxygène, etc., à côté
d’une petite étagère de vernis et d’encres. Kamiya préfère nommer ses productions des
« sculptures », on pourrait dire des volumes ou des assemblages prenant l’apparence de tableaux.
Déjà, l’ambiguïté existait dans certains de ses premiers travaux à l’Ecole des arts industriels, section
métaux, au Japon, puis à l’ENSBA de Paris : certaines de ses sculptures se déployaient en demi-bosse, restant plates d’un côté, permettant un positionnement sur le mur ou au sol.
Depuis quarante ans, Kamiya nomme ses oeuvres « Superposition », et ajoute la date de réalisation.
C’est un terme descriptif, qui désigne une action plastique, un titre programmatique qui rappelle la
nature même de l’oeuvre. Kamiya oeuvre avec un registre d’éléments simples qu’il superpose en
partie avec ordre sur une surface peinte qui peut rester en réserve. Ces éléments sont des demi sphères en plastique, des rectangles ou des carrés de plomb peint, des figures géométriques àl’encre, etc. Ils trouvent leur place sur le châssis dans une succession variable et des jeux de superpositions dont le regardeur peut retrouver l’ordre avec patience. Il y a une apparence simple de l’objet et une complexité (surmontable) du regard pour démêler la stratification séquentielle de l’assemblage. Il y a dans cette organisation autoréférentielle et modulaire un lien avec le minimalisme.
Mais Kamiya ne produit pas seulement une sculpture murale apaisée dont les textures, les couleurs,
les reliefs, les pleins et les vides jouent avec la lumière et l’instant dans une esthétique de la
présentation et de l’oeuvre autonome. Ses travaux renvoient au chapelet des opérations plastiques,
donc aussi concrètement à l’unité de la durée, au temps présent qui contient le passé et le futur. Il
me montre la photographie d’un fragment de mare au Japon. A la surface, on reconnaît les
premières feuilles mortes de la saison, celles de l’automne dernier qui flottent encore, et d’autres
aussi, plus sombres, presque noires, qui remontent aux années révolues. Dans les profondeurs de
l’eau claire se devine la sédimentation de plus anciennes feuilles encore, tandis que la surface
reflète les hauts arbres verdoyants. Les Superposition de Kamiya, proche du shintoïsme, proposent
une structure symbolique de cette temporalité où se cristallisent, en un seul lieu, le passé, le présent
et l’après. A un autre niveau, chacune de ses oeuvres, datée, continue elle aussi à se superposer aux
oeuvres précédentes et à se rapporter à l’oeuvre à venir.
Maurice Denis, Art et Critique, 1890