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Claude Gesvret

LES AMBIGUÏTES DE LA PEINTURE DE CLAUDE GESVRET
Gérard-Georges Lemaire
L’art abstrait n’a guère plus que cent années d’existence. Ce fut une rupture profonde et déconcertante après des siècles de création artistique en Occident. Du spirituel dans l’art de Vassily Kandinsky a été l’expression la plus radicale d’une révolution sans précédent dans la sphère de la peinture et de la sculpture. Mais elle n’a pas aboli tous les principes qui avaient sous-tendu l’art ancien. Les codes ont changé la lecture et l’intelligence de l’œuvre, qui requièrent, c’est évident, de nouveaux critères. De nouveaux débats esthétiques concernant la forme et le style ont vu le jour et très vite des courants opposés se sont affirmés. Futurisme (dans certains cas), suprématisme, constructivisme, néoplasticisme, pour ne citer que ceux-là ont métamorphosé ce champ d’investigation qui n’a cessé de croître et de devenir plus complexe. Des groupes et de nouveaux courants n’ont plus cessé de se développer jusqu’à une période récente et les artistes sont allés jusqu’aux confins que ces langages inédits leur permettaient d’aller. La monochromie a été l’une de ces limites. Mais pas la seule. On aurait pu croire que tous les possibles concédés par l’abstraction avaient été épuisés. Ce n’est pas le cas et loin s’en faut.
En ce qui concerne Claude Gesvret, l’idée centrale de sa démarche n’a pas été d’introduire une théorie de l’art abstrait s’insinuant entre les précédentes, une manière inconnue de traiter cette abstraction, qui s’est vite changée en une foule d’abstractions (géométriques, informelles, spatialistes, etc.). Il a par conséquent préféré rechercher une autre voie, qui déroge jusqu’à ses fondements les grammaires qui se sont imposées jusque-là dans l’imaginaire picturale.
En premier lieu, son style est impur. C’est-à-dire qu’il ne se cantonne pas à quelques exercices pouvant le mener à tracer la cartographie d’un monde qui serait sien et ne partagerait aucune comparaison avec d’autres. C’est la condition sine qua non de son discours qui ne retient aucun langage jusque-là exploité. Il a voulu dépasser ce stade et rendre sa quête encore plus déconcertante. Il ne conçoit par conséquent pas un « paysage » mental (je dis mental car l’art s’élabore par des idées qui se sont métamorphosées en des assemblages de couleurs et de lignes) dont il aurait inventé les formes improbables et les couleurs qui obéissent à des lois fantasques, les forces et les confrontations finissant par s’harmoniser (du moins, en partie). Il n’y a pas un fil rouge qui pourrait relier une toile à l’autre. Et pourtant, il existe bien une cohérence dans ces espaces, mais qui ne répondent pas à des règles fixes.
Ensuite, l’artiste a parfois introduit des éléments figuratifs, souvent fragmentaires ou ébauchés, ne prenant jamais le pas sur le reste de la composition qui demeure informel. Ces intrusions de fragments arrachés à la réalité de l’expérience visuelle ne fait que rendre encore plus énigmatique la composition, qui déjoue toute tentative de système. Mais ce n’est pas pour autant une surface incohérente qui s’offre au regard. Ce serait plus exactement le désir de conjuguer des modes qui, en principe, n’auraient rien en commun. Il ne s’agit pas pour lui de dépasser l’un et l’autre domaine, mais plutôt d’inscrire une sorte de circumnavigation qui traversent des états différents. Bien sûr, c’est l’abstraction qui l’emporte haut la main, mais en ayant l’audace d’y inclure ces éléments qui appartiennent à notre connaissance spéculaire de ce qui nous entoure. Cette posture ne fait que contribuer à la confrontation avec un espace plein d’ambiguïtés et par définition impur. Dans cette perspective, il ne fait que rendre l’approche de ses créations non seulement problématique, mais aussi mystérieuse. En fin de compte, c’est ce jeu entre le visible et le non visible qui est la clef de son histoire : celle-ci consiste à condenser sur une surface la fiction d’un volume dont les paramètres appartiennent à plusieurs instances de la peinture se retrouvant dans son histoire, surtout celle de la « tradition du nouveau ». Il ne fait pas reposer sa cause sur des références historiques, mais sur des plans mentaux qui devraient être disjoints et qu’il s’attache à raccorder.
Claude Gesvret n’a pas voulu faire surgir une nouvelle modalité de la beauté. Il n’a pas non plus voulu parvenir à l’abolition de toute beauté dans son travail. Il s’est appliqué à découvrir ce qui, dans une peinture, peut à la fois être du ressort de la beauté et ce qui s’y oppose. C’est là une enquête minutieuse et acrobatique pour parvenir à maîtriser une pensée qui est contradictoire par définition. Du moins, a priori. Plus le spectateur parvient à mettre à part ses propres qualifications, plus il a la possibilité de jouir de ce lieu si troublant qui est inconfortable et même, au début tout du moins, peu agréable. L’œil refuse cette façon d’architecturer dans un apparent désordre ce qui serait l’essence de sa représentation d’une poésie qui se passe des mots et même de la formation d’un état souverain du tableau, qui s’est peu à peu élaboré dans son esprit. Est-ce une entreprise anarchique ou transgressive. Pas exactement. C’est quelque chose qui aurait plus à voir avec ce qu’Arthur Rimbaud et qu’Isidore Ducasse ont pu faire en leur temps pour faire connaître le sens de leur investigation poétique. Je n’irai pas jusqu’à dire qu’une toile de cet artiste serait une sorte de Bateau ivre réservé à cette « poésie muette » que serait censé être l’art pictural. Son art pictural est l’expression d’un détournement permanent de ce que nous ont enseigné les peintres d’autrefois (et cet autrefois peut être relativement récent) et aussi un défi lancé à chacun d’entre nous : sommes-nous en mesure d’abandonner les idées reçues, notre connaissance, notre éducation sensorielle pour nous hasarder sur des continents qui portent en eux des réminiscences, mais contiennent beaucoup de pièges qui interrogent notre regard et donc notre faculté de penser et aussi de prendre du plaisir ou non. Ce besoin d’égarer son interlocuteur est prégnant et il est la nature de son procédé, un procédé qui ne cesse de se renouveler et de proposer des points de vue autres. L’égarement, ce n’est pas une donnée inconnue dans la peinture. Pablo Picasso en avait fait sa marque de fabrique en de nombreuses occasions. Ce qui ne l’a pas empêché, tout comme d’ailleurs Marcel Duchamp, de chanter les louanges de Jacques-Dominique Ingres !
N'être plus indentifiable au premier coup d’œil (comme c’est le cas pour Soulages, Alechinsky, Cy Twombly, César Domela ou Lucio Fontana) est une tentative osée de quitter les chemins battus. Le style, c’est la main de l’artiste et aussi son empreinte mnésique. Et pourtant, en faisant mine d’ordonner ce désordre (je songe à la célèbre formule de Cocteau, qui ne s’applique cependant pas à ce qu’il a voulu faire), c’est un paradoxe de plus. Mais il n’est pas tombé dans le piège où se sont retrouvés Albers ou Vasarely. Il n’arrête pas de « déplacer les lignes » il exige de chacun d’entre nous une autre sensibilité et une autre approche de ce que dévoile un tableau. Si nous nous exerçons, nous finirons bien par savoir si ce qui s’expose à notre regard est bien de sa main. Peut-être (je dis bien : peut-être) a-t-il espéré nous faire éprouver ce que les premiers amateurs à avoir vu les toiles cubistes, ou fauvistes, ou suprématistes, ou constructivistes ont pu ressentir quand ils ont pu voir pour la première fois des compositions de Matisse, de Picasso, de Malevitch, de Rodtchenko, de Giacomo Balla ou de Jean Arp (que sais-je ?). Ce que tous ces artistes avaient en commun, c’était de provoquer la surprise au terme de spéculations hardies. Gesvret a laissé de côté la théorisation formelle pour une intension ludique et hasardeuse. D’une certaine façon, il s’arroge les droits des dadaïstes à faire fi de ce qui nous rassure et nous console. Ses ouvrages ne sont pas de simples divertissements ils sont parfois graves, mais ils ont été conçus pour échapper à des impératifs catégoriques. Toutefois, il tient à ne pas fuir le topos de la peinture (il n’a donc rien à faire avec le Nouveau Réalisme ou avec Fluxus). Ce n’est pas un « déconstructeur », mais un constructeur qui serait allé dans le sens contraire à Fernand Léger. Il dit adieu à l’Ecole de New York et à celle de Paris, mais sans rejeter la valeur de ce que ces groupes de peintres ont pu apporter. Il les convoque de rares fois dans son « atelier » (je songe à ce tableau où il y a surtout du blanc, du noir et du rose qui rappelle des fantaisies de Picasso). Et l’on pourrait très bien s’amuser à déceler une citation plus ou moins tronquée ou déformée ou même fortuite. Mais ce n’est pas le principal. Le principal est qu’il ait eu le courage de nous proposer un autre genre de langage.
Oui, c’est un passage constant entre le devenir imprévisible et un passé magnifié qui est notre étoile polaire. Ici, la boussole est dérèglée et nous voici en train de naviguer entre deux instances temporelles. C’est ce qui nous dérange. Et c’est ce qui nous fait progresser dans notre jugement.
Milan, mars 2023

Claude Gesvret

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